19 avril 2012, Commune de Paris. Objet : Fiction poétique II


Détournement anonyme d’après « L’empire ne mourra pas »
[Quinzaine impériale, Toulouse], photographie de Germaine Chaumel, 1942.

 

Lettre au Palais
Appel au refus du nucléaire et son monde

 

M : « I can’t stand being possessed » 
L : « But we are all possessed »(1)

 

Un des nombreux projecteurs qui entourent les espaces artistiques a été détourné de sa fonction : celle de projeter, de "rendre" au blanc de l'écran, un film, et de le présenter ainsi, sous la forme convenue, comme il est de coutume, devant un public.
L’œuvre Fiction poétique - heyala helbestane(2) n’est que le récit d’une impossibilité à se projeter dans le moment historique présent dans certains contextes, et la forme que l’urgence de pouvoir l’affirmer a prise.
Le geste est celui d'un refus qui ose se montrer en tant que tel à un moment donné, précis.
Par cette action, le projecteur a été interrompu en plein élan, juste au moment où "ce qui arrive" : "ce réel-là" remet automatiquement en marche ces Lumières.

Le film, souvent considéré comme une capture du réel devenue fiction, sera ici une fiction devenue réelle du moment où il est question de pouvoir se retrouver "concrètement" dans un monde. Auteurs d’un geste, nous avons décidé de nous "interposer" entre la projection et le blanc de l’écran, de placer nos corps devant une projection, pour la filmer et révéler un processus de capture.

Réalisé à la périphérie d’une grande ville, le film qui était censé être projeté au Palais n’est ainsi ni visible ni audible dans le Très-Grand-Bâtiment-Culturel bâti depuis 1937. 
Le film et la périphérie qu’il évoque sont présentés à peine reconnaissables, et contre toute attente à l’intérieur du dispositif de projection, c’est-à-dire à l’intérieur du projecteur lui-même. "Retenu" ainsi dans la lentille du projecteur, le film n’est là qu’en tant que poussière d’images. A la rigueur "sans images". Ses images furent consommées par l’expérience même du refus qui les a libérées de toute représentation. Son échelle est celle de l’attention à porter à l’infra-politique face à la grande échelle du vide qui rôde en nous.
Au fond, il/elle, la "fiction poétique" n’est là que comme renvoi à un dehors encore possible, bien que fragilisé et toujours en errance.

Des corps donc, plutôt que des représentants et leurs représentations, pour rappeler bien d’autres corps, habitants/es que nous sommes des bords, éloignés tant qu’il est possible d’une normalité inquiétante. Des corps encore, pour transformer la lumière de la projection en ombre. Opacité des corps et des désirs fuyant l’imaginaire imposant de l’esprit néo-libéral. Lui opposant des consistances insaisissables, si ce n'est en tant qu'épaisseur.
Le public se trouve ainsi devant une technique mise à mal et qui se montre “contrariée". L'habitude est renvoyée à ses échecs. C’est un contre-emploi qui se déploie : « Nous avons retourné le projecteur vers le public et nous avons débranché les micros… » Le son a fui l’enregistrement, il s’est donné on ne sait où, à l’"oralité" peut-être (comme avant..., avant que nous ayons commencé à tout noter, tout archiver, tout ficher).

 

le gouvernement de l’art : le contexte

Ce mercredi 11 avril 2012 le Président de la République a inauguré son grand « chantier culturel »(3) : le réaménagement au Palais de Tokyo de ses caves(4). « En plein cœur de Paris, des milliers de m2 ne servaient à rien. On avait oublié la magie du lieu », a lancé le chef de l'Etat. Une plaque en son honneur se trouve désormais à l’intérieur même du bâtiment.

L’inauguration politique semble ne pas avoir suscité des réactions dans le milieu de l’art contemporain. Il suffit de ne pas trop penser à tout ça, de se détourner, continuer son travail, et d’exposer en l’ignorant.

C’est une possibilité. Celle de donner au contenu des œuvres, à leur « force » — d’ailleurs la Triennale d’art est héritière de la « Force de l’Art » — la part la plus résistante. De fait, nous ne contestons pas la qualité des contributions, ni même l’exposition en soi, en tant que lieu de puissance. Il ne s’agit pas de critiquer des artistes rarement "montrés" d’ailleurs à Paris, mais de soulever un inconfort, un malaise et de le rendre public à un moment précis. De "montrer" qu’il est possible de ne pas désirer cautionner la place que "la politique" veut donner aux artistes de son temps.

Nous voulons poser en revanche, et ceci n’a rien de nouveau, la question du cadre. Et, au delà, celle du cadre historique, question bien moins lisible qu’elle ne semble à présent.

Nous pensons simplement que, comme dans des périodes de guerre, il y a aussi la possibilité de se demander : comment continuer à faire comme si nous ne voyions pas et nous n’entendions pas ?

Si « ne pas pouvoir exposer est une grande souffrance », comme l’a dit le Président qui a inauguré le lieu où nous sommes censés "montrer", exposer, ceci voudrait dire que nous devrions être en fête, car notre désir serait ainsi tout simplement assouvi. Et pourtant…

Comme bien d’autres artistes, nous avions au départ tenté de répondre à une invitation qui nous a été faite, depuis l’intérieur, mais avec une forme qui pourrait « montrer une impossibilité à se projeter dans le contexte qui nous a été proposé ». Ceci au delà de toute la liberté que nous croyons pouvoir déployer dans le champ de l’art. Le choix a donc été de ne pas montrer – à travers un geste qui marque, par le refus, une dissidence qui puisse donner à d’autres un élan pour faire savoir la leur.

Les raisons de cette lettre ne sont donc pas liées à une opposition particulière aux œuvres qui seront exposées, ni aux démarches singulières des artistes qui se présentent, mais à la question que notre proposition voulait mettre en avant : celle des conditions de visibilité et de lisibilité dans notre présent. Conditions nécessaires pour que des démarches artistiques — mais pas que — puissent être saisies, lues et qu’il soit possible d’en faire usage. Que ce qu’il y a à dire, de bien des manières, ne soit pas écrasé, condamné dans l’art contemporain à la seule décoration des bâtiments, des usines, des foires d’un intérieur à la mémoire lourde… Que le dernier mot ne soit pas celui de la signature politique qui n’a rien vu, ni lu, ni rien produit concrètement.

Le geste qui nous avons tenté ne suffit pas pour autant à lancer un appel plus vaste, raison pour laquelle nous rendons, par la présente, public notre inconfort.
Il nous faut sortir de l’isolement, du confinement aux seules œuvres, chacun/e séparé/e de l’autre, exposé/es à nos solitudes mises en compétition.

Parler alors de ce qui nous entoure, qui asphyxie presque ce que nous voulons ou pouvons encore faire.  
Cela saute aux yeux, pour ces gouvernements de l’art et tout le reste, artistes ou ouvriers/ères du chantier, nous sommes des objets du travail et du décor, d’ailleurs le Palais de Tokyo n’était-il pas pensé pour héberger des foires ? Et il en faut des artistes, des ouvriers/ères, un peu de tout, pour remplir poliment, les uns remplaçant les autres, les 20.000 m2, cubes pourrait-on dire, tellement dans les architectures fascistes les plafonds sont hauts. Architectures du vide, espaces non seulement hostiles mais surtout inhabitables. Chacun/e à sa place : aux dits banlieusards/es les grands ensembles des cages à plafond bas, matériaux ignobles, toutes les insultes et le mépris, aux artistes les grands palais rappelant la gloire de l’Empire qui ne veut pas mourir. Mais comment continuer à se taire. Continuer à donner son énergie.

Les raisons de se révolter à présent sont nombreuses, ceci déborde le milieu d’art contemporain, qui le plus souvent ne fait qu’accompagner un progrès sans merci qui détruit tout autour de ce qu’il impose comme construction. Les grandes villes d’ailleurs ne font que cacher constamment les diverses couches de destructions qu’elles entraînent et qui les fondent. Il est peut-être temps de se plonger dans ce qui est "contemporain de l'art" et qui accompagne entre autres les restructurations urbaines les plus violentes. Il est temps de sortir de l’autocensure et de l’acceptation du cours "normal" (normatif) des choses.

L’histoire de ce Palais et ses alentours, qu’un des Présidents de l’Empire aime oublier, comme tous les autres qui nous gouvernent et qui tiennent à le restaurer inlassablement, est pour le moins curieuse… Tout comme la prétention énorme des artistes à pouvoir toujours détourner chacun/e séparément, par sa politique des représentations, un passé-présent bien lourd. Mais peut-on si sûrement dire que les expositions universelles, coloniales, soient une histoire du passé ? Que seules leurs architectures restent sur pied ? Que donner un aspect de friche, et d’ambiance de chantier "permanent" pour marquer un certain irrespect pour cette architecture suffit ?
Cet investissement colossal [20 millions d'euros selon le Sénat] dans un quartier assez bien loti déjà, cette persistance à considérer, dans l’imaginaire néolibéral, ce lieu comme prestigieux, digne de toutes les folies, de tous les efforts, de tout l’ART, restent pour le moins préoccupants.
Un art sans histoire… ? Et un Palais si politique et toujours blanchi…

Lors de cette "pré-inauguration" il a été dit : « Ce que j'ai vu au Palais de Tokyo, c'est vraiment un émerveillement. Je pense à Paris, ville que j'aime profondément. Paris est une ville musée, cela crée une responsabilité pour la création de demain. Vous les artistes, vous êtes le patrimoine de demain. »

Nous disons NON A UNE VILLE MUSEE COMBLEE DES MORTS-VIVANTS.

Pour que quelque chose d’autre puisse advenir, il faut déjà refuser ce que nous ne sentons plus …

Dans la plus grande détresse, le juste milieu, entraîne la mort.

 

Le 19 avril 2012, XXe arrondissement,
AR et AMF

 

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Depuis octobre 2011, citant par ailleurs Alexander Kluge pour faire comprendre qu'un/une, des artistes peuvent imaginer, penser, observer leur époque et s'en prendre à elle, l’idée était venue de demander « la possibilité d’assister en tant que documentalistes (possibilité de photographier et filmer) à l’inauguration par M. le Président de la France des nouvelles salles du Palais de Tokyo, quelques jours avant l’inauguration de l’exposition Intense Proximité », de même que la possibilité, si cela semblait pertinent, « d’exposer une séquence muette des images filmées d’une manière particulière à cette occasion ». Or ceci s’est avéré « pour des raisons de sécurité » d’une part, et par incompréhension d’autre part, impossible.
Des images du Président réalisées par la presse, durant l’inauguration du Palais de Tokyo, le montrent à l’intérieur, entouré des œuvres dites d’art contemporain, de la presse, de certains artistes, bref d’un cortège d'officiels et d’un conseil d’administration(5) nommé pour l’occasion. Mais des images resteront manquantes, comme il y a un peuple qui manque diraient d’autres à juste titre, ce qui ne veut pas dire faire du populisme.

22 000 m2, 20 millions d’euros et combien de manques d’attention ailleurs, des expulsions, de la répression subie par ceux, celles qui s’indignent de l’état des choses. C’est programmé. Certaines de ces voix seront à l’intérieur des œuvres des artistes, seulement la question reste : comment éviter d’accepter que ces contenus et leurs formes auxquels nous tenons tant ne soient désarmés, anéantis par les signatures de fin ? Nous sommes en retard le plus souvent par rapport à l’événement. Comment créer l’événement plutôt que le subir ?

Tenant compte donc du contexte ainsi que de l’œuvre particulière que nous mettons en place, nous avons pris la décision, dans ce cas précis, de ne pas signer le contrat qui allait nous allouer la somme de 4.420 euros pour la production. Somme que la Triennale avait réussi à négocier avec le CNAP pour quelques artistes dont l’œuvre n’aurait pas encore été réalisée. Ce n’est pas un geste héroïque, il est juste nécessaire afin de ne pas gommer ceux qui nous ont semblé urgents à faire passer.

 

En 1968, Mélanie Klein écrivait dans L’amour et la haine à propos de « la projection » : « Je soutiens que ce que nous craignons le plus ce sont les forces destructrices qui opèrent en nous contre nous-mêmes. » Elle parle de la peur de la mort pourtant active comme processus de dégradation à l’intérieur de nos corps. Et ajoute que le premier pas pour nous rassurer contre les dangers dont le soi est menacé de l’extérieur nous est ainsi rendu possible par la projection. Autant dire que le geste à la fois porteur d’une demande de pause – pause qui n’est possible que par une certaine automutilation – montre bien que la souffrance de l’époque n’est pas tant celle de ne pas pouvoir s’exhiber que celle de ne pas pouvoir exprimer son mécontentement, son désaccord, et sa forme même si elle est celle d’un dés-œuvrement à l’œuvre.  

 

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Il faut relire le texte de Kafka, « Un rapport pour une académie » et regarder autour de soi. Il n'est pas ardu de se rendre compte que nombre de ceux qui gardent les portes de l'Empire viennent d'ailleurs...
Noyés ou asphyxiés par la tâche que nous acceptons de remplir, qu'est-ce que nous gardons tant, coincés que nous sommes à l'entrée de ces portes, attentifs, non pas tant à toucher et se sentir touché(e)s, qu'à éviter que rien ne nous déborde.
C’est risqué de décrocher.

D’épais silences s’échappent.

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(1) Dialogue entre Michael Heizer et Lee Lozano, inscrit sur la fiche de la pièce : "TAKE POSSESSION PIECE #3", Lee Lozano, 1969, citée dans le catalogue : Lee Lozano, win first don't last, win last don't care, Kunsthalle Basel, Van Abbemuseum, 2006, p.155.

(2)  "Fiction of poetry ", en français "fiction poétique", n’a pas de traduction évidente dans une langue autre comme le kurde, car il n’y a pas de mot pour dire "fiction". "Heyala helbestane" veut dire quelque chose comme "imagination poétique".

(3) « Fermée pour travaux depuis près de dix mois, l'aile ouest du Palais de Tokyo, bâtie en 1937 pour l'Exposition universelle, abritait depuis dix ans le Site de création contemporaine sur 7.000 mètres carrés, le reste étant en déshérence. Rénovation de 20 millions d'euros. Les architectes ont travaillé de façon économe et sobre, faisant tomber des cloisons, des sous-plafonds, remettant en valeur les verrières occultées. Un travail dont le chef de l'Etat a souligné "l'intelligence" et la "sensibilité". "A onze jours du premier tour de l'élection présidentielle, M. Sarkozy, accompagné du ministre de la Culture Frédéric Mitterrand, a visité pendant une heure l'un des chantiers culturels de sa présidence, lancé en mai 2009. "En plein cœur de Paris, des milliers de m2 ne servaient à rien. On avait oublié la magie du lieu", a lancé le chef de l'Etat. "Ce lieu va donner la possibilité aux artistes de montrer leur travail. C'est une grande souffrance de ne pas pouvoir exposer", a-t-il dit. » (A.F.P.)

(4) Rappelons que pendant la Seconde Guerre mondiale, les sous-sols du Palais de Tokyo sont utilisés pour entreposer des biens juifs placés sous séquestre, dont surtout, semble-t-il, beaucoup des pianos, portés et descendus dans ses caves par de prisonniers du camp de Drancy, des personnels de sociétés de déménagement réquisitionnés et des nazis.

(5) Conseil d’administration présidé par le créateur d’un site intitulé « venteprivee.com ».