Black-out. Dans le noir. Qui pourrait dire ce que peut un corps ?
Rien n'est dit à propos de la femme de l'image, ce non-savoir sur elle la sauve. Elle peut prendre la fuite.
D'après une photographie portant la légende : « Indienne occupée à filer en berçant son enfant à l'aide d'une corde accrochée au pied ; à l'arrière-plan, Franz Boas et George Hunt participent à la composition de l'image. » parue dans Malaise dans la culture, l'ethnographie, la littérature et l'art au XXe siècle [Clifford, James, énsb-a, Paris, 1996, p. 187] et classée par le Département des services à la bibliothèque de l'American Museum of Natural History à New York [négatif n°11604].
Publiée sans indication de date ni lieu — l'auteur restant anonyme(1) — ce « tableau vivant » de Vancouver Island, vraisemblablement mise en scène lors de la World Columbian Exhibition de 1893(2) à Chicago en commémoration « du quadricentenaire de la découverte de l'Amérique », devait réunir de nombreux représentants des peuples vivants sur le continent lorsque Colomb y débarqua. La photographie clôt une partie de cet ouvrage qui se termine par les lignes suivantes : « 10/9/84 Chère J., Paris, la rentrée : les rues se remplissent, le rythme reprend. Le soleil bas a l'air factice. Dans le Jardin des Plantes, on construit une nouvelle « Zoothèque », en sous-sol. L'élagage a commencé. Contemplation de l'hiver. Pourtant je suis toujours fou des palmiers du jardin du Luxembourg (« Autour d'une même place/l'ample palme ne se lasse… »), symétriques, parfaits, dans des caisses aux pieds de fer. Extra-terrestres végétaux… six pouces d'air entre le chemin et leur… terre. »(3)
Au premier plan de cette image, une simple corde souligne une dynamique qui relie le berceau d'un enfant, le faire d'une femme kwakiutl, le sol en terre, ce « là, où » la femme prend son assise et qui lui donne l'appui nécessaire pour faire le geste de composer avec son orteil un mouvement de va-et-vient à l'écoute du rythme de l'enfant, en passant par la souplesse de la branche d'un tronc d'arbre. Tout dans le devant de l'image est en relation tenue.(4) L'image d'ailleurs se produit elle-même comme scindée, coupée de l'arrière plan par une sorte d'écran noir qui cache le/son fond : la clôture bien blanche, le palais ou la demeure coloniale. Le lapsus. La grande transformation, celle du mouvement des enclosures, la fin des droits d'usage (commencé en Angleterre au XVIe siècle) qui a conduit à un bouleversement social amplifié par la naissance concomitante de la société industrielle.
Mais la présence de la femme Kwakiutl qui nous parle dans l'image, tout comme celle de l'Indien hopi photographié sans son masque, au visage contrarié avec Aby Warburg, image largement reproduite avec la légende : « Aby Warburg avec un Indien. Collection Aby Warburg. »(5) ou encore « Aby Warburg and a Pueblo Indian, 1896. »(6), vient attester qu'elle/il, se retrouvent dans l'image sous une forme qui ne leur appartient pas. Ce qui est à « re-marquer », avec noms propres, reste au fond : le geste de Boas et Hunt qui, comme l'indique la légende, « participent à la composition de l'image » , à la politique de représentation fixée pour cette femme concrètement, la dernière, dans Malaise dans la Culture d'une courte partie intitulée « Le Jardin des Plantes : cartes postales » et qui commence par « végéter (du latin vegetare, animer, vivifier) ».
La femme de l'image vivifie bien quelque chose, mais l'arbre mort sur lequel elle s'appuie n'est là que pour montrer comment cette femme peut faire deux choses à la fois. L'entraide avec le paysage est rompue. Son lieu est réservé à celui d'un tapis. Elle n'a pas ici de chez soi, un chez soi paysage. C'est sûr, on a coupé ici le désir.
Dans The Kwakiutl of Vancouver Island, (1905), Boas évoque une « split both ways » [fêlure à deux voies], traduction improbable qu'il donne à « ts!ā'tap!a », « the solstice moons » [les lunes de solstice]. Il avoue son embarras à décrire « la mesure du temps » chez les Kwakiutl, et soutient que sur ce point, il n'a pas pu « obtenir des informations tout à fait satisfaisantes ». Dans l'ensemble, il aurait reçu « twelve names which indicate that the name of one moon covers really two. » [p. 412]
1/ Probablement John H. Grabill, photographe à Chicago à qui Boas avait demandé de photographier les quatorze membres de la tribu Kwakiutl venus montrer leurs travaux et représenter leurs cérémonies à la World Columbian Exhibition de 1893. « Nous pouvons supposer que certaines photos de Grabill furent commercialisées. On peut toutefois imaginer, sans grand risque d'erreur, que leur nombre resta bien plus modeste que celui des photographies des "villages indigènes" et de la fête foraine, ô combien populaires. En outre, Franz Boas les utilisa pour illustrer, en 1897, sa monographie sur le cérémonialisme chez les Kwakiutl, non sans les avoir retouchées afin d'effacer toute trace du décor contemporain de l'exposition. » [Jackinis, 1991, p. 107, cité dans « Franz Boas et le modèle « sauvage », p. 335, Zoos humains, au temps des exhibitions humaines, sous la direction de N. Bancel, P. Blanchard, G. Boëtsch, E. Deroo, S. Lemaire, La Découverte, 2002.]
2/ Boas s'y réfère ainsi : « It seemed that the World's Fair of Chicago in 1893 would give an excellent opportunity to further these studies, since Professor F. W. Putnam, Chief of the Department of Anthropology, intrusted me with the arrangements for an exhibit from Vancouver Island, which was to include the exhibition of a group of people from that area. We had a number of Kwakiutl there, in charge of my former interpreter, George Hunt ; but, being overburdened with administrative duties, the summer passed without any possibility of an adequate exploitation of the rare opportunity except in so far as I succeeded in finding time to interest Mr. Hunt in methods of recording and collecting, which have yielded valuable results in later years."[The Kwakiutl of Vancouver Island, 1905, p.307]
3/ Extrait du « The Jardin des Plantes (Postcards) », Sulfur : A Literary Tri-Quarterly of the Whole Art, n°12, James Clifford, 1985, pp. 153-156.
4/ Dans The Kwakiutl of Vancouver Island, sept photographies de cette série ont été publiées, toutes semblent bien avoir été retouchées pour effacer Boas et Hunt. De toute la série, une seule laisse entrevoir Hunt d'un côté et de l'autre la couverture se tiendrait par magie toute seule… Boas cite ces images pour décrire le berceau kwakiutl [p. 448-460]: « The whole cradle is suspended by means of four cedar-bark ropes from a small yew-tree with a single branch. A rope is attached to the extreme point of the branch, by means of which the cradle is rocked up and down. Very often, when the mother is working, she will tie the rope to the toe of her foot and rock the child by moving the foot up and down (see Plate XXVII, Fig. 2).
5/ Voir p. 244 et la 4e de couverture de Aby Warburg et l'image en mouvement, Philippe-Alain Michaud, Macula, 1998, Paris.
6/ Carte postale, © The Warburg Institue 1991. Abacus (Colour Printers) Ltd., Cumbria.